Avant la nuit des temps

(Hamelin Pool, Shark Bay, WA, 07-07-2012)

Des années. Vingt au moins sans doute, peut-être même quelques-unes de plus. Elle ne sait plus très bien. Elle ne sait plus non plus vraiment où ni même comment tout ceci a commencé. Un livre très certainement, peut-être quelques photos aussi ? Non, vraiment, elle ne sait plus trop. Et puis, finalement, qu’importe ? Depuis vingt ans ou peut-être un peu plus, ce qui importe, c’est cette certitude : un jour, elle ira, un jour, elle les verra enfin. Certains attendent le prince charmant, elle, elle attend les stromatolithes.

Qui ça ? Eux, ces drôles de rochers qui n’en sont pas, ces étonnants cailloux qui respirent, ces étranges édifices qui ont germé comme ça un beau matin ou peut-être bien un soir, personne n’en sait vraiment rien, sur une planète encore fort inhospitalière. On ne parlait pas encore de dinosaures, d’insectes ou de crustacés, pas même de plantes. Il n’y avait guère que ces drôles de cellules à l’instinct grégaire pour trouver à leur goût une atmosphère diantrement irrespirable.

Bien longtemps plus tard, les dinosaures, les insectes, les crustacés et puis les plantes aussi (et pas forcément dans cet ordre-là) ont fini par avoir raison de ces drôles de coussins installés tout en bord de plage. Bientôt, il n’est plus resté que quelques rares endroits où saluer ces petits joyaux de l’évolution. Et parmi eux, parmi d’autres, un petit bout de baie perdu en Western Australia, un petit coin d’océan bordé de coquillages. Un confetti d’histoire posé au milieu d’une langue de sable. Un microscopique morceau d’avant même la nuit des temps, tombé de la poche des ans par hasard. Un tout petit, petit coin d’histoire rêvé des années durant. Vingt au moins sans doute, peut-être même un peu plus.

Et puis, soudain, un joli tout petit matin de juillet, une route déserte, un ciel si bleu, si proche qu’on pourrait se lover dedans, des kilomètres qui filent, l’océan qui se devine et un cœur qui bat la chamade. Un rendez-vous attendu aussi longtemps, ça a de quoi vous filer quelques frissons… Il ne reste bientôt plus qu’à bifurquer sur une petite route cahotante. Un aigle s’envole paresseusement, un lapin galope de toute la force de ses petits mollets. Le vent retient son souffle. Un buisson sifflote doucement, repu de soleil. La route devient piste, la piste devient cour poussiéreuse. Un musée de bric et de broc, une cahute un peu de guingois, un vieil autobus, une toute aussi antique pompe à essence constellée de vénérables toiles d’araignées. Et quelques volées de marches qui filent vers la plage. Des pas qui tentent de ne pas courir, des épaules qui se haussent. Bien sûr que non, je ne vais pas pleurer… Pfff ! Quelle idée ! Et des yeux qui s’essuient bien vite, l’air de rien.

Encore quelques pas. Une passerelle de bois s’étire au-dessus de l’eau si claire qu’on la devine à peine. Déjà, quelques drôles de cailloux bourgeonnent, des petits, tout ronds, tout noirs. Et puis des plus grands, plus plats, un peu cabossés, délicatement colorés de rouge, craquelés parfois. Quelques planches plus loin, c’est toute une colonie de coussins ondulés qui paresse sous les vaguelettes. Vingt ans ou un peu plus s’évaporent en quelques secondes et il y a des yeux de petite fille, des yeux ronds comme des soucoupes qui s’écarquillent soudain. Les voilà donc enfin, ces étranges échafaudages patiemment construits, ceux qui racontent la vie d’avant même les dinosaures… Il y a quelque chose de doucement bouleversant à toucher ainsi du bout de l’œil un rêve d’enfance tant chéri. De quoi se sentir un peu chancelant, un peu flageolant, délicieusement grisé…

Il semble presque se dessiner quelques bulles d’air légères, légères, comme un clin d’œil de ces cailloux vivants et bizarres aux visiteurs, comme un sourire après une si longue, si patiente attente. Pas un bruit, si ce n’est le doux bruissement des vagues sur les pilotis et les chuchotis de rire des poissons qui jouent à cache-cache dans le labyrinthe dessiné par la bande de drôles de fossiles. C’est que les fossiles qui respirent doucement, ça chatouille follement les nageoires quand on passe tout près…

Bien vite, bien trop vite, les premiers curieux arrivent. Le soleil n’a pas cessé sa course, le matin n’est plus si petit. Il faut penser à repartir, il y a encore des merveilles à venir. Sans même parler du petit-déjeuner qui s’est fait un peu trop attendre… Un dernier coup d’œil un peu émerveillé, un dernier salut et il n’y a plus qu’à rebrousser chemin. Non sans, auparavant, murmurer tout bas qu’on reviendra bientôt. Dans moins de vingt ans, c’est certain !

10 thoughts on “Avant la nuit des temps

    • lagrandeblonde Post author

      J’etais intenable. LeGB a vraiment cru (et moi aussi) que j’allais pleurer comme une madeleine (z’avez dit bizarre? Comme c’est bizarre!)…

      Reply
  1. petit'ann

    de la biologie,
    de l’histoire, la grande, celle de l’évolution, et la tienne
    de la poésie,

    L’émerveillement!

    Reply
  2. Ampelopse

    Que c’est un beau récit! Faut vraiment être passioné de bio pour avoir découvert tout ça et le partager avec nous de façon si naturelle!
    Merci!
    PS: c’était ça le kekessé?

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