Les cerisiers étaient en fleur
Deux semaines. Deux semaines de vacances tant attendues, deux semaines passées à skier, se délasser dans des bains d’eau chaude, se laisser tenter par la soupe miso et le porridge de riz au petit-déjeuner, visiter des temples et rire des mimiques renfrognées de macaques couverts de flocons tardifs. Surtout, deux semaines à profiter des premiers pas triomphants d’un petit-fils tout juste couronné de trois dentelettes minuscules, dévorer les rires aux éclats et croiser dans un sourire ou un regard interrogateur de petit garçon l’ombre d’une fillette depuis devenue maman.
Reprendre la route en direction du sud, laisser derrière soi les paysages pétrifiés de neige et s’emplir les yeux des brassées floconneuses de fleurs de cerisiers, mousse délicatement rosée parsemant les champs et les jardins. Arriver à Tokyo, préparer l’appoint pour le péage, s’avancer jusqu’à la barrière, dire bonjour et tendre sa monnaie. Sentir alors une vibration naitre sur la route, l’imputer à un quelconque camion lourdement chargé. Réaliser bien vite que la vibration prend de l’ampleur, voir les buildings ployer, osciller et se tordre follement. Sortir du péage et se garer tout à côté, observer le bitume bouillir et cloquer, voir de l’eau sourdre de la route. Savoir qu’il s’agit d’un tremblement de terre mais ne pas pouvoir déterminer si la secousse est importante ou non, n’avoir aucune échelle de comparaison.
Reprendre la route une fois les soubresauts calmés, avancer tout doucement, un peu sonnés. Très vite, subir une première réplique au beau milieu d’un pont, le sentir tanguer, plier sous la violence des ondes. Ne pas penser, surtout, que le pont peut basculer en quelques secondes, poser les prochains instants entre les mains des ingénieurs nippons et refuser d’envisager le pire. Démarrer à nouveau, quitter l’autoroute qui se ferme à la circulation, observer le ballet des hélicoptères sillonnant le ciel obscurci par des fumées s’échappant déjà d’une raffinerie toute proche. Chercher un itinéraire de repli pour rejoindre l’aéroport. Ne pas penser, surtout, ne pas se laisser le temps de penser. Même le petit s’est tu, il ne pleure pas, il observe immobile, inquiet, ses parents et grands-parents.
Brancher la radio, ne pas trouver de station anglophone, ne saisir que trois syllabes dévastatrices, chargées de mort, comprendre par ce seul mot la gravité de la situation. Avancer à pas de fourmi, au milieu d’une foule descendue des immeubles, regroupée dans les parcs. Persévérer, ne pas céder à la fatigue ou au découragement : il faut arriver à l’aéroport, coûte que coûte.
Il faut également prévenir les proches. Essayer trente fois d’envoyer un message, recommencer, réessayer encore et finalement réussir à donner quelques nouvelles. Attendre, attendre, attendre encore. Avancer de quelques mètres, attendre à nouveau. Attendre pour parcourir quelques longueurs d’asphalte craquelé, faire la queue devant les toilettes publiques, patienter dans une file pour acheter quelques biscuits pour le petit. Sans énervement, sans fébrilité, calmement, presque sereinement, attendre. Mettre huit heures à parcourir 25 tout petits kilomètres, frémir à chaque réplique et enfin rejoindre l’aéroport.
Renseignements pris, trouver une chambre pour passer la nuit, le petit a besoin de dormir, il a besoin de calme. Seule chambre disponible au septième étage, faire taire ses peurs, redresser la télévision tombée de son support, ignorer les fissures et faire semblant de trouver le sommeil. Sursauter au moindre bruit, détester les craquements sinistres du bâtiment et guetter sans relâche les premiers rayons du soleil.
Enfin, embarquer dans un avion à moitie vide : une grande partie des passagers n’a pas pu rallier l’aéroport, coincée en centre-ville, où plus rien ne circule. Décoller, le cœur gros de laisser derrière soi un pays ravagé. Sursauter violemment à la moindre turbulence puis se souvenir qu’il ne peut s’agir d’une réplique. Retrouver le sol australien, se savoir en vie, protégés mais si vulnérables. Réaliser que tout n’a tenu qu’à quelques hasards infimes.
Suivre avec effroi l’inexorable progression de la catastrophe et ne pas réussir à contenir les frissons qui parcourent l’échine. Et puis parler, raconter, décrire, expliquer. Raconter ces quelques heures pour les exorciser mais raconter aussi, surtout la beauté et le bonheur de ces deux semaines. Ces deux semaines de vacances si merveilleuses. Ces deux semaines, ce Japon qui ne doit pas disparaitre devant la catastrophe.
(Marianne, une collègue, est rentrée samedi matin du Japon. Elle était à Tokyo vendredi et son récit, tout en retenue et en pudeur, m’a bouleversée. Elle racontait le calme, la gentillesse et la solidarité des Japonais, l’absence totale de panique, l’atmosphère irréelle, hors du temps, qui baignait la capitale nippone.)