Lynette Marie
Les cannes à pêche frétillent d’impatience depuis des semaines, s’entortillant les fils à force de piaffer, les hameçons sautillent dans leur boîte et menacent quotidiennement de partir de leur propre chef à la chasse aux asticots. Pas de doute, il est temps de retrouver Lynette Marie, de saluer les embruns en sa compagnie et de voguer ensemble cahin-caha jusqu’à ce petit coin de baie si riche en flathead et en jeunes snappers. Petit coin de baie gardé secret, précieusement confié au creux de l’oreille de génération en génération, jalousement couvé, choyé.
Voilà bien longtemps, Lynette Marie ancienne du nom, coquelette de noix uniquement pourvue de moteurs à muscles, bravait déjà vaillamment le roulis des vagues au tout début de l’hiver pour enfin, sueur au front et bras de plomb, guetter, perchée à quelques encablures de là, un haut lieu de rendez-vous de branchies et d’arêtes en tout genre. Chaque année, quelques enfants jugés suffisamment grands se voyaient révéler, pétris d’importance et d’impatience, l’emplacement légendaire dont les mérites se tricotaient de veillée en veillée. Il fallait voir le regard légèrement dubitatif des chanceux tout juste conviés à la fête se transformer soudain en fierté immense au premier hochement de tête de leur canne à pêche. Petits poings serrés, bien décidés à ne pas décevoir l’oncle et le grand-père ravis, ils retenaient leurs cris de joie et concentraient toute leur attention sur les mouvements du flotteur. Les seaux s’emplissaient bien vite d’écailles frémissantes, quelques éclairs bleus, verts ou peut-être même dorés scintillaient sur les doigts et les visages lorsqu’un poisson tentait de sauter par-dessus bord.
Il était soudain temps de reprendre les rames, de retourner à terre tout auréolés de ce savoir si neuf. Mais avant, il fallait apprendre les repères infimes, ces petits riens qui, mis bout à bout, permettraient de revenir un jour prochain. Apprendre aussi à observer les vagues, à guetter les mouvements des bancs de poissons, à saluer les dauphins de la baie. A poser les rames un instant pour gorger ses souvenirs d’iode et de vent, de soleil qui tanne la peau et de sel qui picote les lèvres. La terre ferme retrouvée et les bras enfin délassés, il fallait également apprendre à prendre soin du bateau et à nettoyer les prises du jour. Tout gonflés d’importance, les pêcheurs nouvellement intronisés roulaient des mécaniques devant les plus petits désespérant d’être mis, eux aussi, dans le secret et vantaient sans relâche les mérites infinis de ce rite de passage, inventant de hautes luttes contre des baleines féroces et des monstres marins de cauchemar, tout de crocs immenses hérissés. Puis s’endormaient au pied d’un filao, emplis d’embruns, de rêves de haute mer… et de fish’n chips.
Les enfants ont grandi depuis, Lynette Marie a échangé ses planches de bois et ses rames pour un moteur vrombissant et une coque dernier cri. Les petits-enfants ne sont pas toujours de la fête mais chaque année, le rendez-vous est scrupuleusement honoré, les repères n’ont pas été oubliés et le plaisir est toujours le même. Les bras sont simplement un peu moins moulus au retour, ce qui laisse plus d’énergie pour la préparation des fish’n chips !