Et tu marcheras sur l’air
Quitter la côte, bifurquer vers l’ouest, loin des filao et des palmiers qui ondulent le long des plages, loin du sable qui crisse sous les pas, loin des vagues qui filent et qui dansent sur les orteils… Quitter la côte et longer les plaines immenses, les vergers foisonnant de pompons roses et blancs, bourdonnant d’abeilles, saluer les agneaux frais éclos et les veaux flageolant sur des sabots encore bien frêles, embrasser du regard les champs moussus tendrement couvés par le soleil et compter sur les doigts d’une main les fermes saupoudrées de-ci, de-là de prairie en sous-bois.
Et puis bien vite, laisser les épis de blé qui commencent à pointer le bout du nez et retrouver la montagne. Se hisser le long des virages qui se plissent au bord du précipice, se faufiler au pied des eucalyptus dressés en rangs serrés à l’assaut du ciel, taquinant et emprisonnant les nuages de leurs feuilles. Sourire aux chuchotis aigrelets des cascades qui galipettent et rebondissent le long des falaises, s’émerveiller aux arcs-en-ciel créés par les fougères arborescentes et guetter les oiseaux qui râlent, gloussent, se chamaillent et se perdent en trilles printanières, douillettement abrités par la foret tout entière.
Déboucher enfin sur une nouvelle plaine. Trouver bien vite la petite route qui mène à Dorrigo. Dorrigo… Un nom qui roule et rebondit sur la langue, un lieu né, il paraît, des amours tumultueuses de deux montagnes émoussées depuis. Un mont lui aussi adouci, gommé, estompé goutte à goutte par des générations successives de nuages. Un refuge d’eucalyptus immenses, de lianes sinueuses et de fougères majestueuses. Un lieu où marcher quelques mètres suspendu entre ciel et terre, confortablement installés sur une plateforme nid d’aigle.
Se poser ainsi tout au bord du vertige, laisser l’air piquant de frais déposer quelques écorces légères à ses cheveux et perdre ses yeux au loin, retrouver la côte et deviner la houle qui dentelle le sable d’écume, sautiller d’un sommet lointain à l’autre, caresser la canopée du regard, se rêver quelques instants embarqué sur le Radeau des Cimes. Et puis revenir à Dorrigo, les pieds fermement ancrés sur la passerelle et guetter les lyrebirds en contrebas. S’éblouir de verts en camaïeux, se gorger de rayons de soleil et s’étirer avec bonheur, laisser la brise tout embaumée d’eucalyptus et d’humus se faufiler jusqu’au bout des doigts et frétiller des orteils à l’idée de se perdre quelques heures dans une rêverie sous canopée. Se laisser tenter par quelque panneau de randonnée prometteur et puis…
Sentir son estomac crier famine. Laisser aussi sec de côté ses envies de flânerie nez au vent, renvoyer à ses pages le promeneur solitaire, dépoussiérer l’atlas routier et filer ventre à terre vers le pub le plus proche. Parce que quitter la côte et se perdre en émerveillements, c’est bien. Mais prendre soin de son appétit (uniquement pour le bon déroulement de la suite du périple, évidemment), c’est tout de même pas mal non plus, non ? Au diable les noms qui roulent et promettent vues et magie, l’estomac n’attend pas !